Un grand nombre d’enfants accèdent aujourd’hui à la toile dès le plus jeune âge, et leurs parents sont loin d’être rassurés. Pour autant, les appels au zéro écran et à l’interdiction des réseaux sociaux pour les mineurs ne font que contourner le problème. Comment permettre aux plus jeunes de profiter des formidables opportunités du net sans se mettre en danger ?
On fait le point avec l’aide d’Axelle Desaint – Directrice d’Internet sans Crainte.
Un article écrit en partenariat avec Usbek&Rica.
Le web peut être un monde hostile, particulièrement pour les plus jeunes. Images violentes, cyberharcèlement, pédocriminalité… Nombreux sont les risques, d’autant qu’on accède à Internet de plus en plus tôt. 46% des enfants âgés de six à dix ans sont aujourd’hui équipés d’un smartphone, comme l’indique une étude de Toluna-Harris Interactive réalisée avec le soutien de Google pour l’association e-Enfance et publiée l’an passé. Selon cette même étude, c’est à 5 ans et 10 mois que les enfants commencent en moyenne à utiliser Internet. En outre, en France, 71% des 11/12 ans utilisent les réseaux sociaux, selon l’édition 2023 de l’étude Born Social, alors qu’ils n’en ont normalement pas le droit.
Une réalité face à laquelle les parents ne se sentent ni en contrôle, ni rassurés. Comme le révèle une étude menée par le Gouvernement avec l’institut Ipsos, seuls 12% des parents se disent sereins quant à la consommation d’écrans de leur enfant, et ils sont 60% à s’inquiéter de l’usage que ceux-ci font d’internet. 42% craignent notamment leur exposition à des contenus choquants, selon cette même étude. Une inquiétude qui vient surtout d’un certain flou : en effet, si les parents estiment correctement le nombre d’heures que leurs enfants passent devant les écrans, ils sont beaucoup moins bien informés de ce qu’ils font lorsqu’ils surfent sur la toile.
Des outils efficaces… mais non suffisants
La bonne nouvelle, c’est qu’il existe aujourd’hui un large panel d’outils permettant aux parents de superviser l’usage que leurs enfants font de leurs appareils et le type de contenus auxquels ils peuvent accéder en ligne. « Les outils de supervision parentale installés sur les appareils ont fait leurs preuves et sont efficaces pour protéger les enfants des contenus qui ne sont pas adaptés pour eux », affirme Axelle Desaint, directrice d’Internet Sans Crainte, le programme national de sensibilisation des jeunes et des familles au numérique.
Ils permettent de bloquer automatiquement l’accès à certains contenus de type violent ou pornographique, mais aussi d’accompagner les parents dans la modulation de l’usage du web par leurs enfants. « On peut choisir de ne donner accès qu’à quelques applications choisies et à des dessins animés pour enfants, par exemple. Mais aussi de mieux gérer le temps d’écran, en définissant des plages horaires en dehors desquelles on ne peut utiliser l’appareil, ou encore en envoyant des notifications à l’enfant lui disant que ça fait déjà une heure qu’il regarde des dessins animés et devrait faire une pause… »
Les fabricants ne sont toutefois pas les seuls acteurs mobilisables sur ce point : les opérateurs télécoms ont également un rôle à jouer. « Le smartphone tend à s’imposer comme le premier équipement numérique auquel un enfant accède. Dans ce contexte, c’est aussi le rôle des opérateurs de constituer le premier contact entre la famille et l’appareil, d’informer les parents et de mettre à leur disposition les meilleurs outils possibles. En sachant que l’outil ne fait pas tout : il doit s’inscrire dans une démarche qui vise à accompagner l’enfant dans son autonomie numérique », note Axelle Desaint.
Un arsenal législatif de plus en plus exhaustif
Internet n’est plus le Far West qu’il était à ses débuts, et les régulations visant à protéger les mineurs en ligne se multiplient. En vertu d’un décret paru l’an dernier, le contrôle parental devra ainsi obligatoirement être activé par défaut à partir de juillet 2024 sur les appareils français permettant d’accéder à l’internet (smartphones, ordinateurs, téléviseurs, tablettes et consoles de jeu).
Mais protéger les mineurs implique aussi de les préserver des publicités mensongères, manipulations et influences néfastes qui foisonnent sur les réseaux sociaux. La loi du 9 juin 2023 s’attaque pour cette raison aux dérives des influenceurs. Elle oblige notamment ceux-ci à spécifier qu’ils portent un message commercial et vise à lutter contre les charlatanismes proposant des méthodes miracles pour mincir et autres conseils délétères, dont les plus jeunes internautes peuvent facilement être victimes.
Aujourd’hui, selon des chiffres cités par les parlementaires et l’exécutif français, un enfant apparaît en moyenne sur 1 300 photographies publiées en ligne avant l’âge de ses 13 ans. Une loi en cours d’élaboration vise pour cette raison à responsabiliser les parents en donnant à l’enfant un droit à l’image, exercé en commun par les deux parents tout en tenant compte de l’avis de l’enfant.
Dans la continuité du RGPD, le Digital Services Act européen, entrera en application le 17 février et prévoit pour sa part de contraindre les plateformes à sévir davantage contre les contenus illicites, sous peine de lourdes amendes, autour d’un principe simple : ce qui est illégal dans le monde réel l’est aussi dans la sphère virtuelle. L’Union européenne a d’ores et déjà ouvert plusieurs enquêtes sur TikTok, YouTube, Meta et X pour protéger les mineurs, qui pourraient déboucher sur des amendes conséquentes si elle juge que ces entreprises n’en font pas assez.
« Ces plateformes ont certes commencé à prendre en compte cette problématique et mis en place des fonctionnalités utiles, comme la mise par défaut des comptes d’utilisateurs mineurs en mode privé, la supervision parentale ou encore la possibilité de valider les commentaires avant publication et de filtrer certains mots clefs pour éviter le cyberharcèlement. Mais cela restera insuffisant tant que le fonctionnement des algorithmes tendra à enfermer les mineurs dans des bulles de contenu, susceptibles par exemple de renforcer les pensées suicidaires avec des publications du même style plutôt qu’à proposer des messages de sensibilisation », résume Axelle Desaint.
Un équilibre à trouver entre protection et liberté
Pour autant, l’interdiction pure et simple des écrans, d’internet ou des réseaux sociaux aux enfants, brandie par certains parents et étudiée par plusieurs pays, dont le Royaume-Uni, n’est selon elle pas la solution. « On ne fait que retarder et même aggraver le problème : les adolescents qui grandissent ainsi n’auront pas l’occasion de se familiariser avec les risques, ni d’apprendre à y réagir lorsqu’ils y seront inévitablement confrontés plus tard. Ils trouveront en outre toujours un moyen de braver l’interdiction et de surfer sur internet seuls ou avec des amis, sans les garde-fous qu’une démarche supervisée permet de mettre en place. »
En outre, se focaliser sur la réduction du temps d’écran masque les usages qui en sont faits, contribuant ainsi à gommer une partie de la complexité des enjeux. « Il faut certes un équilibre pour éviter que les écrans prennent toute la place : les enfants aujourd’hui ne bougent pas assez et les écrans ont certainement une part de responsabilité. Mais ils servent aussi à créer et entretenir du lien social, établir un pont entre les générations, accéder à l’information, ouvrir son horizon culturel… Tout cela peut être très positif si l’on dispose des bons repères. »
De manière générale, les mesures rapides et restrictives ne fonctionnent pas, selon Axelle Desaint. « Les bonnes réponses doivent se construire sur le temps long, il va falloir former, accompagner les parents au quotidien, qu’on labellise des lieux où l’on va être accompagnés dans cette optique. »
À cet égard, la Commission Écran, mise en place par Emmanuel Macron au début de l’année, réunit une dizaine d’experts, psychiatres, neurologues, chercheurs, juristes, spécialistes du numérique ou de l’enseignement, afin de mieux comprendre l’usage que les jeunes font des appareils connectés et du web, et de proposer des mesures incitatives pour promouvoir des usages vertueux. Elle doit rendre ses conclusions en mars. Affaire à suivre, donc.